Vivre en forêt [émission radio]
De l’écriture aux archives, il réinvente les usages et explore les mondes… Philippe Artières, historien spécialiste de Michel Foucault, et notre invité aujourd’hui, s’intéresse aux « vies sauvages », des vies d’ermites qui ont choisi de quitter le monde, peut-être pour mieux lui résister.
Les « vies sauvages », un dossier d’archives plus ou moins fragmentées qui pourrait dater des années 1970 et qui, surtout, aurait été constitué par Michel Foucault. C’est le point de départ du dernier essai de Philippe Artières, historien, directeur de recherches du CNRS à l’EHESS-Paris, président de l’Association pour le Centre Michel Foucault de 1995 à 2013 et ancien pensionnaire de la villa Médicis. Il est notre invité aujourd’hui.
Alors qu’une grande marche pour le climat a lieu aujourd’hui à Madrid et à Santiago du Chili, et tandis que la mobilisation pour les retraites en France ne faiblit pas, vivre à la marge, retiré du monde, est-ce une solution? Dans ce livre enquête intitulé Le dossier sauvage (verticales, 2019), Philippe Artières revient sur ces vies d’ermites et questionne notre rapport à la marge.
Ils font le choix de la solitude : ils partent tous seuls dans ce lieu qui, dans nos imaginaires, est lié à l’inquiétude, à la peur; la forêt, c’est l’endroit où l’on se perd.
(Philippe Artières)
Partant de ce manuscrit trouvé, Philippe Artières se plonge dans les « vies sauvages » que décrivent ses coupures de presse, correspondances et autres archives. Des figures d’ermites et d’anachorètes qui, de l’homme du Var, qui avait appris à faire un habit de se cheveux et qui revendiquait son droit de voter, à TJK, éminent mathématicien parti vivre la vie d’ermite, et dont Philippe Artières découvre qu’il était devenu Unabomber, militant terroriste radical, l’historien retrouve même une part de lui lorsque ces existences individuelles lui rappellent une autre figure d’ermite : Jean, qu’il avait rencontré pendant son enfance.
Des ermites laïques, qui ne croient en rien d’autre qu’en la nature […] Ils entrent au bois comme on entre au couvent, comme on entre aux archives aussi. Des adeptes de Rousseau, ou bien des fous, des sujets qui inventent une autre forme de vie.
(Philippe Artières)
Une enquête qui n’est pas sans rappeler La vie des hommes infâmes, livre écrit par Michel Foucault, ou Les Vies oubliées de l’historienne Arlette Farge, qui s’intéresse aux destins d’hommes, de femmes et d’enfants pauvres du XVIIIe siècle à partir d’un corpus d’archives recueilli sur de longues d’années. Premier indice, parmi d’autres, qui s’offre au lecteur : la démarche de Philippe Artières tient plus de l’expérimentation et de la démarche quasi-artistique que de l’enquête pure et dure. Ainsi apprend-on à la fin de l’ouvrage que le mystérieux dossier constitué par Foucault est un leurre, un faux constitué, néanmoins, d’archives bien réelles.
Inventant la fiction-archive, Philippe Artières a ainsi monté de toute pièce ce manuscrit trouvé, s’adonnant, écrit-il, à un usage ludique de la fiction qu’il rapproche de l’histoire contre-factuelle, autant pour éclaircir autrement l’œuvre de Foucault que pour reconstituer ce que la lecture de l’assemblage de ces « vies sauvages » provoquerait chez lui.
Des archives comme lieu de la fiction : pour toute personne qui, à un moment donné se trouve devant des archives […], ça donne à rêver, mais aussi à penser. Toute la question est de savoir comment on se les approprie ?
(Philippe Artières)
Une forme d’esthétique de l’existence : ce que fait Laurent [, le « sauvage du Var »], c‘est ce que, aujourd’hui, d’aucuns nommeraient une performance. Plus encore, c’est construire sa vie comme une œuvre d’art.
(Philippe Artières)
Une démarche qui se situe dans la logique de son travail, tout en l’approfondissant par le biais de l’expérimentation, puisque Philippe Artières s’est intéressé à la constitution d’un « lieu de vérité » par l’écriture et aux « archives » comme objets d’études ; il a en particulier travaillé sur les pratiques ordinaires d’archivages (celles des anonymes) et amené le terme d’archives « mineures ».
Je traite dans le livre de figures qui viennent taper à la porte à un moment donné, qui sortent de la forêt […] et qui portent un discours, écrivent et disent quelque chose : Laurent Lazaret [« le sauvage du Var »], je l’ai retrouvé dans la presse et par le biais des conférences qu’il donne sur sa vie sauvage.
(Philippe Artières)
Source: France culture