Mauritaniennes, elles font leurs emplettes à Dubaï, puis revendent
C’est un autre visage de la mondialisation. Il brasse des sommes importantes, mais échappe aux statistiques officielles et se développe en marge des Etats. Ses acteurs sont des femmes. Commerçantes, elles ont une échoppe à Alger, Casablanca ou Tunis qu’elles quittent à intervalles réguliers pour aller se réapprovisionner au Moyen-Orient, en Turquie ou au Caire, dans des bazars où affluent les produits made in Asia. Le système est artisanal, mais laisse peu de place à l’improvisation. Naha fait partie de ces commerçantes. Depuis des années, elle loue avec trois amies, âgées comme elle d’une trentaine d’années, une minuscule boutique au marché central de Nouakchott, la capitale de la Mauritanie. Sept jours sur sept, les clientes y trouvent de tout : des châles multicolores – très prisés dans cette partie du Sahara – et des produits de beauté, des montres et des bracelets, des chaussures et des sacs à main… « SORTE DE COOPÉRATIVE » Rien n’est fabriqué sur place. Tout est importé, selon une formule bien rodée. « Nous sommes huit femmes à travailler dans plusieurs boutiques, explique Naha. On a créé une sorte de coopérative. Trois fois par an, on verse de l’argent dans une cagnotte pour racheter de la marchandise. Lorsqu’on a réuni l’équivalent de 35 000 euros, l’une d’entre nous part à l’étranger pour réapprovisionner nos échoppes. » Le choix de la candidate au voyage dépend de la situation du moment. Une fois éliminées celles qui ont un enfant en bas âge ou un époux grincheux, le choix est vite fait. « Il faut être un peu instruite, être capable de se débrouiller et pouvoir s’absenter plusieurs jours », dit Naha. Les destinations varient. Les Algériennes privilégient Istanbul, tandis que les Marocaines préféreraient Le Caire. Certaines commerçantes de Nouakchott vont faire leurs emplettes en Europe, à Rome ou à Madrid. Faute de visa et rêvant d’aller un jour faire leurs achats aux Etats-Unis, Naha et ses amis se rabattent sur le petit émirat de Dubaï, à mi-chemin entre l’Afrique et l’Asie. Le visa est indispensable pour s’y rendre, mais sa délivrance est immédiate. « Là-bas, on trouve de tout. C’est une gigantesque zone franche. Les prix sont presque fixes. On achète à des Chinois, à des Pakistanais, des Iraniens, des Indiens. Mais pas à des Arabes : ils sont absents des marchés. » C’est en avion que Naha rejoint Dubaï. Une fois sur place, elle est prise en charge par un réseau de Mauritaniennes installées dans l’émirat et qui lui louent une chambre. Les frais de séjour, comme le billet d’avion, tout est payé par la coopérative. Naha reste en moyenne une dizaine de jours à Dubaï. On y parle un arabe classique qu’elle maîtrise, souvenir lointain de ses années d’étudiante à Damas, en Syrie. Est-ce qu’elle n’a pas peur de se promener avec une forte somme d’argent liquide ? Non. « A Dubaï, et dans les émirats d’Abu Dhabi et de Sharjah où je vais aussi, on ne risque rien. On peut oublier son porte-monnaie sur une table. Il n’y a jamais de vol », assure-t-elle. Ce sont des mètres cubes de marchandises que Naha achète à Dubaï et paie rubis sur l’ongle. Elle n’aura pas à s’occuper d’expédier le tout à Nouakchott : les vendeurs sont en cheville avec les transitaires. Trois semaines après, les sacs en cuir, les tissus, les chaussures, transportés par conteneurs, arriveront à destination au port de Nouakchott. Il ne restera plus qu’à les écouler. L’affaire est rentable. « Quand je revends en gros, le bénéfice est de 40 % en moyenne ; et de 100 % quand c’est au détail », assure Naha. La jeune femme, mère de trois enfants, n’envisage pas d’arrêter. Ses va-et-vient lui ont permis d’acquérir une voiture, et une liberté qu’ignorait la génération précédente. Le mari, Abdallah, cadre dans une entreprise d’agroalimentaire, a pris son parti des voyages à répétition de l’épouse. « Il y a dix ans, reconnaît-il, aucun homme n’aurait accepté de voir sa femme partir ainsi à l’aventure. » Jean-Pierre Tuquoi lemonde.fr