Dubaï, le “Singapour du Moyen-Orient”
Loin des clichés et des images d’épinales, les Emirats Arabes unis offre une image souvent méconnue. Le journaliste Hichem Ben Yaïche nous dévoile cette autre réalité.
Dans une certaine presse, dès qu’il s’agit d’Orient arabe, d’émirs et autre désert de sable, on se laisse aller volontiers à des clichés, des lieux communs et des images pittoresques. Pourtant, le B. A. BA du journalisme – pourquoi, où, comment, etc. – est de s’appuyer sur la réalité et de l’observer, en tentant de privilégier ce qui donne sens. Armé de ces principes de base, on peut dire que le voyage aux Emirats arabes unis (EAU) peut commencer. Cette fédération de sept Etats (Abu Dhabi, Dubaï, Charjah, Ras Al Khaymah, Ajman, Foujeirah, Oum Al Qaïwayn), d’une superficie de 77 700 km carré, fonctionne sans grandes difficultés depuis 1971. C’est un cas unique dans le monde arabe, où le mot union reste un pur exercice de style.
Situés au carrefour des continents, les Emirats arabes unis – présidés par le cheikh Zayed Ben Sultan al-Nahyan – constituent, incontestablement, un laboratoire d’expérimentations humaines, politiques, économiques et commerciales.
Dans ce puzzle de petits Etats, dont le concept s’approche étonnamment du modèle fédéral américain, deux en constituent la locomotive : Abu Dhabi, capitale politique et Etat le plus riche, qui contribue à hauteur de 90% au budget de la fédération ; et Dubaï, épicentre de l’activité économique et commerciale.
Parcourir la ville d’Abou Dhabi est le meilleur baromètre pour prendre la mesure de ce qu’on entend ou lit ici et là. Voilà une capitale conçue à l’européenne, avec de grandes avenues tracées presque au cordeau, des gratte-ciel partout et des immeubles à perte de vue. Tout cela est ponctué de centaines d’arbres et autre gazon. On se croirait en Suisse ou ailleurs, tant la volonté de “ verdir ” le désert est farouche dans cette contrée. Cinq usines de dessalinisation (dont deux en réserve) fonctionnent nuit et jour pour rendre vivable la vie ici. Des millions de mètres cubes d’eau, qui coûtent beaucoup d’argent, servent à entretenir ce paysage artificiel, qui est presque plus vrai que nature. Il y a là une lutte féroce contre l’adversité des terres arides et contre aussi une température qui oscille constamment entre 35 et 45 degrés. Devant une telle chaleur, la climatisation, qui est répandue partout, est l’autre arme utilisée pour atténuer le choc thermique avec le monde extérieur.
Aux Emirats, on peut, en effet, se permettre ce luxe, puisque qu’Abou Dhabi détient 9% des réserves mondiales de pétrole (100 milliards de barils), et ses réserves gazières le placent à la quatrième position. Au stade des connaissances actuelles, la durée de vie de ces richesses naturelles est estimée entre cent et cent trente ans. C’est beaucoup et très peu !
Dans ces conditions, il est toujours intéressant de connaître l’état d’esprit et d’écouter les analyses de certains dirigeants. Tout au long des six jours passés sur place, dont trois à Abou Dhabi, de nombreuses rencontres avaient été organisées — Ibrahim Al-Abed, directeur et responsable de la communication extérieure au ministère de l’Information ; Fahim Bin Sultan Al Quasimi, ministre de l’Economie et du commerce ; Abdullah Rashed, sous-secrétaire d’Etat des Affaires étrangères ; Sultan Naser Al Suwaidi, gouverneur de la Banque centrale ; Mohammed Omar Abdullah, directeur de la chambre de commerce d’Abou Dhabi (ADCCI) ; Jamal Al Suwaidi, directeur du centre d’études et de recherches stratégiques – pour pénétrer la “logique” des choix politiques du pays. Petits Emirats certes, mais cela n’empêche pas de nourrir de grandes ambitions économiques pour réduire son statut de rentier du pétrole (le PIB par d’habitant est de 21 000 dollars, en 2001). Cette source financière lui rapporte quelque vingt milliards de dollars par an. En outre, on estime les capitaux placés à l’étranger à 330 milliards. C’est dire s’il faut ici apprendre à raisonner dans des ordres de grandeur considérables.
Plus que nulle part ailleurs, la phrase de Fernand Braudel – “ la géographie façonne et détermine l’histoire des nations ” – trouve son véritable sens. Situés au confluent de plusieurs continents et de plusieurs cultures, les Emirats sont au cœur d’une intégration économique régionale. Dès l’aéroport et la composition cosmopolite de ses passagers, on observe la densité des réseaux d’échanges à travers le tableau des destinations (Inde, Pakistan, Iran, Japon, Philippines, Hong Kong…). De quoi donner le tournis ! Sur deux millions d’habitants, on compte 1,3 million d’Indiens, 700 000 Pakistanais, 100 000 Iraniens, 50 000 Britanniques, 30 000 Français, autant de Libanais et d’Egyptiens et d’autres nationalités. Les 350 000 autochtones sont largement minoritaires dans un pays composé à 80% d’étrangers ! Au-delà des contradictions liées au statut des uns et des autres, les Emirats font véritablement vivre – on ne le dit pas assez – une partie du sous-continent indien. Il n’y a qu’à voir le nombre de Dhows (des petits bateaux en bois) accostés sur les quais pour mesurer l’intensité des échanges commerciaux dans toute cette région. On y trouve de tout.
Doubaï, le “legoland” du business roi
C’est Dubaï, autre destination obligée dans ce périple, qui incarne le plus le business-roi ! Cette capitale économique se rêve en “ Singapour du Moyen-Orient ”. Et se donne les moyens pour y parvenir. Ici, on conjugue commerce, affaires, tourisme sur tous les tons. On a fait du commerce de réexportation l’alpha et l’oméga de cette ville – il se situerait autour de 80% des 40 milliards de dollars d’importations annuelles. Dubaï ressemble à un “ legoland ” (une expression d’un Iranien qui m’a été rapporté par un confrère) tant la ville se transforme tous les jours. Tous les six mois, des quartiers entiers se créent, il suffit d’aller à l’un des 260 hôtels pour se rendre compte de son cosmopolitisme échevelé. Par exemple, à Emirats towers, on y rencontre quelque 113 origines ethniques.
Les dirigeants politiques de la famille royale des Maktoum, gèrent cette ville comme une véritable entreprise. Le novlangue est l’anglais, une langue des affaires incontournable qui est émaillée d’expressions vernaculaires (hindi, arabe, ourdou, farsi…).
Tout porte ici à l’étonnement, parfois à la démesure. L’hôtel Bourj Al-Arab, construit sur une île artificielle dont l’architecture représente une voile, est une véritable curiosité dans cet univers.
Consommer, marchander, faire des affaires…, ce sont les maîtres mots de Dubaï, mais on n’entend pas en rester là. Des zones franches (free zone) se multiplient pour pousser des grandes entreprises multinationales à venir s’implanter dans la région. Etalée sur 400 hectares, la zone franche d’Internet City est d’ores et déjà entrée en action : IBM, Canon, Microsoft, Intel, HP, Oracle, Cisco, Card, Master sont présents pour tirer profit de ce “ hub ” régional. Ici, on parie sur les technologies high-tech, à travers le “ braindrain ” des informaticiens indiens, pakistanais et autres compétences des peuples de la région, comme le savoir-faire japonais. On veut y croire et on y met les moyens (plusieurs milliards de dollars d’investissement).
L’autre pari, c’est celui de la communication. Le Media City, l’autre pôle de cette “ free zone ” a pour mission d’inciter les grands médias à utiliser cette plate-forme pour confectionner et diffuser leurs programmes : CNN, Reuters, MBC, Bloomberg, et d’autres sont déjà à pied d’œuvre. Ce n’est que le début… d’un long processus.
On peut s’interroger sur des questions existentielles, sur les fragilités des choix engagés, sur cette extraordinaire frénésie. Certains iront jusqu’à évoquer une certaine folie des grandeurs, mais on ne peut rester indifférent à cette expérience unique dans la région, où les cartes politiques sont en train d’être redistribuées. Malgré toutes les incertitudes, aux Emirats arabes unis, on semble avoir choisi le pari du mouvement pour lutter contre l’adversité.
Source: L’Economiste, Le Quotidien d’Oran