Alpiniste, conquérant de l’inutile ?
« Seul le passionné peut comprendre. C’est une énigme absolue pour les autres », résume Stéphane Benoist, rescapé de l’Annapurna. Nous sommes en 2013, au Pakistan. Tomasz « Tomek » Mackiewicz, alpiniste polonais, vient de tenter, sans succès, d’atteindre la cime du Nanga Parbat, la « Montagne tueuse ». Avec ses 8.126 mètres d’altitude, c’est le neuvième plus haut sommet du monde. L’un des plus dangereux aussi : au moins 68 alpinistes y ont péri.
Dans une séquence exhumée par « Envoyé spécial », le grimpeur tente de réchauffer ses pieds gourds au fond d’une bassine d’eau chaude. Il a le regard dans le vague, les cheveux en bataille. « Je ne peux pas dire que ce soit un plaisir d’escalader cette montagne en hiver. C’est vraiment dur. Même si parfois on a une belle vue », admet-il, avant de se reprendre :
« En fait, la belle vue, tu t’en fous quand t’as les orteils presque foutus. »
Cinq ans plus tard, à sa septième tentative d’ascension, Tomek périra à 43 ans, par -50°C. Cette fois-ci, le Polonais avait atteint le sommet du monstre de pierre et de glace, avec sa compagne de cordée Elisabeth Revol. La Française s’en est sortie après un extraordinaire sauvetage. La survie de justesse pour l’une, la mort pour l’autre : c’est cela l’alpinisme de très haute altitude.
« Conquérants de l’inutile »
Seuls des dingues se frottent aux « 8.000 mètres », les mastodontes rocheux d’Asie. Ils se hissent quasiment à la hauteur des avions de ligne, là où l’oxygène se fait si rare que l’homme peine à mettre un pied devant l’autre. L’humain n’est pas fait pour vivre là-haut, encore moins pour y grimper. Rien que de tenir debout épuise le corps et l’esprit. Ce n’est pas pour rien que Reinhold Messner, premier à avoir gravi les quatorze sommets de plus de 8.000 mètres, a qualifié de « zone de la mort » tout ce qui se trouve au-delà de 7.500 mètres d’altitude.
Lionel Terray, sommité de l’alpinisme français, compagnon de cordée de Maurice Herzog et de Louis Lachenal sur l’Annapurna en 1950, avait trouvé la formule parfaite pour décrire ces frappés de la hauteur : les « conquérants de l’inutile » (1). Qu’est-ce qui les aimante si fort aux cimes ?
Dès les années 1920, la question taraudait les journalistes. Au Britannique George Mallory qui s’apprêtait à monter sur l’Everest, « Toit du monde » avec ses 8.848 mètres, le « New York Times » demandait déjà : « Pourquoi ? » La réponse de l’aventurier, dont le cadavre congelé est toujours visible sur un versant de la montagne, est aussi célèbre que laconique :
« Parce qu’il est là. »
Cent ans plus tard, les explications des explorateurs modernes sont tout aussi sibyllines. « On fait ça pour donner un sens à sa vie, on veut vivre plutôt que survivre, on refuse de se laisser ‘manger’ par le quotidien », dit François Marsigny, 58 ans, professeur-guide à l’Ecole nationale de ski et d’alpinisme (Ensa), à Chamonix. A son palmarès, le Cho Oyu (8.154 mètres), le Makalu (8.515 mètres) et l’Everest. « On se sent privilégié, libre par rapport aux autres », opine Stéphane Benoist, 47 ans, guide de haute montagne.
« C’est difficile à expliquer. La montagne définit qui je suis », estime Masha Gordon, femme d’affaires et alpiniste.
« On grimpe parce qu’on ne peut pas faire autrement. C’est une expérience spirituelle, qui offre un sentiment d’accomplissement. »
En 2017, la Britannico-Russe gravissait le Makalu avec Elisabeth Revol. L’année d’après, Masha Gordon collectait les fonds nécessaires au sauvetage de la Française en perdition sur le Nanga Parbat. A l’arrière-plan toujours, le risque de ne pas revenir.
« On part là-haut pour vivre. Je n’y vais pas pour le danger », rétorque Elisabeth Revol. « Là-haut, on ressent les choses », insiste celle pour qui il s’agit aussi de trouver son « moi intérieur », en se découvrant notamment des capacités insoupçonnées.
« Quand on sait que les risques existent, on aime encore plus la vie, même si on rentre parfois dépouillé. »
« La mort fait partie du jeu »
La passion de la montagne ou la splendeur des paysages ne permettent pas d’élucider la lancinante question du pourquoi. « Seul le passionné peut comprendre. C’est une énigme absolue pour les autres », résume Stéphane Benoist, rescapé en 2013 de l’Annapurna (8.078 mètres). Il ne regrette pas une seconde de l’avoir gravi, malgré l’amputation de plusieurs orteils et phalanges. « On ne se confronte pas à la mort quand on y va », jure-t-il.
« Mais c’est sûr que c’est une composante. Moi, je n’étais pas là pour mourir, mais cela fait partie du jeu. »
Dans les récits mythiques d’alpinistes, la mise en scène de cette confrontation avec la mort rythme la narration. « Le sujet de l’alpinisme, c’est de tenter d’approcher la limite de la vie et de la mort, le point ténu où tout bascule, le moment où l’être humain se tient sur le fil du rasoir », écrivait Paul Yonnet, sociologue et psychologue, dans « la Montagne et la mort » (Editions de Fallois, 2003).
« Le but, évidemment, n’est pas de mourir, mais d’en prendre le risque volontairement et de revenir. »
Marcher au-delà de la « zone de la mort » implique nécessairement un dépassement de soi, « à la limite de la transgression », précise Xavier Fargeas, psychiatre et ex-himalayiste. « On va dans un espace qui n’est pas celui des vivants. » Sur Terre, aucun humain ne vit au-delà de 5.500 mètres d’altitude : c’est un no man’s land hostile et dangereux.
« C’est comme si le vivant voulait vérifier jusqu’où il pourrait aller », poursuit le spécialiste. Le psy décèle chez ces surhommes un « rapport à la vitalité » particulier :
« Ils sont dans une quête émotionnelle d’intensification de l’existence… Ils recherchent quelque chose qu’ils ne peuvent pas éprouver dans la vie courante. Un sentiment d’exister, au sens quasi métaphysique. »
Avec oxygène, « c’est tricher »
Une chose frappe à la lecture des récits : l’arrivée au sommet, sur lequel ils ne restent généralement qu’un court instant, semble moins importante que l’épreuve qui la précède.
Il y a quelques décennies, on pensait l’homme incapable de gravir l’Everest sans apport d’oxygène… Jusqu’à ce que deux hommes réussissent à prouver le contraire : Peter Habeler et Reinhold Messner, en 1978. Désormais, une poignée de puristes, parmi lesquels on compte nombre de Polonais, ne conçoivent pas d’évoluer autrement qu’en « style alpin ». Sans bouteilles d’oxygène ni sherpa pour porter leur matériel, le dépouillement est total.
« Prendre de l’oxygène, c’est tricher », estime François Marsigny, professeur-guide. Et pour cause. La pénurie d’oxygène – l’hypoxie – fait partie intégrante du trip. Comme si cela ne suffisait pas, certains trompe-la-mort, comme Elisabeth Revol, s’attaquent aux pics géants en plein hiver. Les températures plongent alors dangereusement, parfois jusqu’à -50°C, et les rafales cinglent jusqu’au tréfonds des corps.
A plus de 6.000 mètres d’altitude, le cerveau est non seulement ralenti par le manque d’oxygène mais aussi par l’épuisement, le froid, la faim, la déshydratation ou le stress intense. La menace du redoutable « MAM », le mal aigu des montagnes, est toujours présente. « A cette altitude, l’organisme se délite, s’effrite », explique François Marsigny.
Même chez des sportifs de haut niveau, la performance physique est au moins diminuée de moitié et se dégrade à mesure que l’on grimpe. « Au sommet de l’Everest, il reste 20% de nos capacités physiques. On marche et on est à fond », explique Paul Robach, guide et chargé de recherche en physiologie à l’Ecole nationale des sports de montagne (ENSM).
Là-haut, certains racontent avoir entendu des voix ; d’autres décrivent une forme d’ivresse que la science n’explique pas en détail. « Ce n’est pas naturel comme état, on est complètement con, déjanté. On ne s’appuie plus sur une réflexion cérébrale mais sur l’instinct de survie. On a des hallucinations. C’est l’effet d’une drogue, sauf que ça dure plus longtemps qu’un joint et c’est légal ! », décrit François Marsigny.
« Suicide angélique »
Xavier Fargeas parle d’une « transcendance », d’un « état de grâce », d’un « suicide angélique ». Dans ces limbes glacés, la perte de lucidité peut aussi mener à des décisions erronées, pouvant se révéler fatales. « Le manque d’oxygène efface toute crainte. On perd tout sens critique, on continue à monter, monter », constate Marie-Nadine Laborde, cardiologue, partie deux fois sur l’Everest.
En 2010, la spécialiste a frôlé la catastrophe :
« J’ai dépassé le palier de trop. A 6.400 mètres, dans le camp de base avancé, je me suis sentie mal. Je ne mangeais pas, j’avais mal à la tête, la diarrhée, je confondais le jour et la nuit. Je faisais une phlébite, je ne voyais plus rien. »
Ivre de liberté, ébloui par le soleil, Icare ne s’est-il pas brûlé les ailes ?
Pratiqué ainsi, l’alpinisme devient l’ego trip ultime. Pas de place pour l’autre (ou si peu) pendant l’ascension. « Quand on s’engage en groupe dans ce type d’expédition, personne n’est vraiment bien, chacun est dans sa sphère », observe Marie-Nadine Laborde.
« Il n’y a plus d’éthique à proprement parler. Il n’y a plus la vision de la cordée, de l’autre. On est en situation de restriction drastique et on n’est guère capable que de se gérer soi-même. On n’a plus la capacité de venir en secours à l’autre », complète Xavier Fargeas.
Perception du risque
La crainte de la mort se dilue dans ces états-limite. « On n’a pas l’impression qu’on peut y laisser sa vie. On pense que c’est pour les autres », souligne Marie-Nadine Laborde. Même avant l’ascension, la peur n’a que peu de prise. « A un moment donné, il faut cesser d’y penser, sinon on n’avance plus ! » insiste François Marsigny.
« Pour aller là-haut, il faut être fêlé, certes, mais on ne veut pas mourir, ne serait-ce que pour recommencer », estime Frédéric Thiriez, auteur d’une biographie (2) de Marc Batard, surnommé le « sprinter de l’Everest », pour avoir bouclé son ascension en moins de 24 heures dans les années 1980.
Xavier Fargeas n’a lui connu que des échecs dans l’Himalaya. « Ça laisse en suspens quelque chose », glisse celui qui a arrêté de s’élever en très haute altitude quand ses enfants sont nés. « La perception du risque a totalement changé pour moi », justifie-t-il.
« Je suis passé à autre chose mais je garde une nostalgie intense de l’Himalaya. »
La moitié des alpinistes avec lesquels il a grimpé en 1979 sur le K2 (8.611 mètres), deuxième plus haut sommet de la planète, sont depuis décédés en montagne. Avec humour, Tom Patey (1932-1970), écrivain britannique, lui aussi disparu en altitude, faisait cette distinction :
« Novice : personne qui, si elle n’est pas décédée, devrait se tenir à l’écart de la montagne. Grimpeur expérimenté : dont la mort est inévitable. »
Syndrome du survivant
« On est nombreux à avoir le syndrome du survivant [la culpabilité de celui qui reste, NDLR]. Beaucoup trop de guides, d’alpinistes sont morts. On diabolise la montagne, mais ce n’est pas elle qui est dangereuse, ce sont les hommes ! », veut croire Marc Batard. Comme pour conjurer la mort, le « sprinter » espère fonder une école de guides de très haute montagne au Népal. Et promouvoir son projet en… repartant sur l’Everest pour ses 70 ans.
Sur l’Everest, « on marche au milieu des morts, on monte sur les morts », résumait le sociologue Paul Yonnet. « On marche à la mort, aussi. » Cette année, cinq personnes ont perdu la vie sur les flancs de la plus haute montagne du monde.
Les cadavres d’alpinistes sont si nombreux dans ce cimetière à ciel ouvert qu’ils servent de repères à ceux qui montent. Ainsi, le grimpeur qui aperçoit dans une cavité celui que l’on surnomme « Green Boots » – un alpiniste indien aux chaussures vert pomme, disparu en 1996 –, sait qu’il approche du sommet.
Source: nouvelobs